Interview de Elyes Fakhfakh, Ministre du tourisme, réalisée par Imen Gharb/BM pour le magazine “l’économiste”:

Le tourisme, l’un des secteurs les plus exposés, et qui ne se portait déjà pas bien.  On a le sentiment qu’il s’est toujours développé par défaut, sans concept derrière. Quelle évaluation faites-vous de l’état actuel de ce secteur ?

La situation actuelle du tourisme dépend de plusieurs facteurs conjoncturels, mais aussi structurels. Le secteur souffre de maladie de vieillesse. Il a mal vieilli. Et il semble aussi, qu’à sa naissance, il n’était pas très fort et bien armé pour pouvoir évoluer sainement.
Côté conjoncture, l’affluence de touristes vers la Tunisie qui était, durant les dernières années,  importante avec plus de 30 millions de nuitées pour plus de 7 millions de touristes,  a connu une baisse importante durant l’année 2011,  qui a été une année difficile pour le secteur. Les statistiques font  ressortir une baisse générale de l’activité touristique, avec une régression des  entrées de plus 30%  et des nuitées globales de plus de 40 %.

Cette régression s’est répercutée sur toute la chaîne économique liée, directement ou indirectement, à l’activité touristique. Toute la chaîne est donc en souffrance.  
Néanmoins, avant d’opérer et de procéder à l’intervention chirurgicale, faudrait-il encore injecter une dose d’oxygène  pour assurer la survie du secteur. C’était donc prioritaire  de miser sur la promotion, tout en surfant sur la bonne réputation dont jouit la Tunisie, après sa Révolution. Notre objectif, tout comme celui du Gouvernement qui nous a précédés, était donc de redonner confiance, de communiquer sur les faits pour rassurer les touristes.
Ainsi, et depuis le début de l’année 2012, plus de 700 journalistes étrangers et 5000 agents de voyages ont été invités. Plusieurs rencontres ont été organisées, un peu partout dans le pays, à Tunis, à Djerba. D’intéressants contacts ont été noués avec des journalistes et des tour- opérateurs. Un effort particulier a été consenti  en matière de promotion. On a renforcé le budget publicitaire et essayé de diffuser un  contenu plus intelligent, même si on n’a pas changé d’agence (avec laquelle un contrat de 3 ans a été signé)  ni de concepts (parce qu’à ce niveau aussi, il y a des principes de réalité qui nous interdisent de rompre avec l’existant et de procéder à de nouvelles consultations).
Aujourd’hui, avec les données disponibles sur les taux de réservations pour les 5 premiers mois de 2012, je peux vous dire qu’on est en train de reprendre le rythme petit à petit. On est actuellement à une baisse de 15 à 20% par rapport à 2010. Une baisse que je considère normale, vu la conjoncture globale dans le pays, mais aussi  à l’échelle mondiale. Et je pense personnellement qu’un secteur qui ne peut pas supporter une baisse de 15 à 20%, due à une conjoncture particulière, est un secteur qui n’est pas viable.
Côté structurel, je pense que le problème majeur du secteur touristique tunisien, c’est la concentration : la concentration sur un seul produit qu’est le balnéaire et qui représente plus de 80% de l’activité touristique globale, la concentration sur un seul modèle de commercialisation, celui des tour-opérateurs, la concentration sur certains marchés au détriment d’autres et la concentration sur une seule saison. On a opté en quelque sorte pour un modèle économique hyper-concentré, alors que notre pays a d’importants et de multiples atouts pour diversifier son offre (diversité des paysages, des cultures, des villes, des modes de vie…).
Toutes les régions de notre pays peuvent être exploitées pour des activités spécifiques (promenades, randonnées,), culturelles ou autres, selon la spécificité de chaque région et suivant une stratégie qui doit être établie d’avance et qui doit mettre en valeur les avantages comparatifs de chaque région.
Cette stratégie doit, au-delà de la consolidation de notre marché traditionnel, qui est l’Europe, cibler de nouveaux marchés à fort potentiel touristique, comme la Chine, la Russie, le Canada, l’Ukraine…

Il faut peut-être avant tout  redéfinir le concept !
Absolument. En Tunisie, on a toujours ciblé le tourisme de masse, de groupe, de famille et on ne s’intéresse que peu, voire pas, au tourisme individuel.  Ce tourisme ne se développe qu’à deux conditions. La première, c’est qu’il faut mener la bataille de l’internet. Nos villes, nos hôtels, nos restaurants, nos sites archéologiques,…doivent être bien présents et bien visibles sur internet.
La deuxième concerne l’open sky. Une fois son choix fait pour la Tunisie, le touriste doit pouvoir réserver son vol à une fréquence élevée, pour un prix raisonnable.
Pour résumer, je dirais donc, qu’outre la diversification de l’offre et de la commercialisation, les deux batailles de l’internet et de l’open sky sont à mener dans l’immédiat.

Ne pensez-vous pas que l’ouverture du marché immobilier tunisien aux étrangers puisse également donner un coup de pouce important à un tourisme de qualité ?
Le tourisme de l’immobilier est un créneau à ne pas délaisser. L’ouverture du marché immobilier tunisien à la clientèle étrangère serait certainement bénéfique au tourisme tunisien, dans la mesure où les étrangers qui vont s’y installer vont eux-mêmes assurer la promotion de la destination. Cette démarche pourrait aussi attirer les célébrités, ce qui constitue en soi, une forme de promotion. Le Maroc a fait ce pari et il l’a réussi. En Tunisie, plusieurs réserves s’opposent toujours à cette ouverture.
Mais je pense que cela reste tout de même secondaire par rapport aux vrais problèmes auxquels est confronté le secteur, tel que celui de l’endettement qui représente un frein sérieux au développement du tourisme tunisien. C’est un facteur bloquant qui ne cesse de gagner en ampleur. Près de 30 % des créances douteuses du système bancaire sont liées au secteur du tourisme. Ce problème n’a pas été réglé à temps et il a donc  gagné en proportion.
Sous le poids de ces créances, les banques tunisiennes sont aujourd’hui incapables d’investir dans le domaine touristique. Faute de quoi, on assiste le plus souvent à des bradages de prix qui génèrent forcément une baisse de la qualité, de l’entretien des unités, de la formation, …bref,  une spirale infernale qui enfonce le secteur dans la dégradation.

Ces crédits sont bien évidemment adossés à un patrimoine qui a de la valeur.  Le problème ne réside donc pas dans le fait que ces crédits ne sont pas performants mais plutôt dans le fait que les banques ne peuvent pas connaître ce patrimoine pour récupérer l’argent prêté.
A ce niveau, il y a un manque de courage et de volonté politique. Ce blocage a fait que le domaine du tourisme n’attire plus (ni les banquiers, ni les jeunes investisseurs). L’autre problème est que  la Tunisie est aujourd’hui associée à une image de pays low-cost, offrant des plages à bas prix.
Après la Révolution, on constate  un regain de confiance et une certaine sympathie envers la Tunisie révolutionnaire.
C’est à nous donc de consolider la nouvelle image de la Tunisie, en mettant en avant ses richesses naturelles, culturelles,… et son héritage historique et civilisationnel. Et c’est exactement ce que nous essayons de faire aujourd’hui, à travers un programme d’actions conjoncturelles, dont je vous ai parlé.  
Mais au-delà des actions conjoncturelles, déjà engagées, notre feuille de route préconise un nombre d’actions tendant à palier les carences structurelles du secteur, tel que l’endettement. Ce gros dossier est aujourd’hui pris au sérieux.
Depuis 8 mois, une étude stratégique a été engagée dans ce sens. Dans les 10 jours qui viennent, cette étude sera présentée dans le cadre d’un conseil ministériel  pour commencer le processus de résolution de ce problème avec le courage nécessaire.

Concrètement, de quelles mesures peut-il s’agir ?
Je ne peux pas trop me prononcer sur la question, étant donné que les propositions faites ne sont pas toujours discutées et validées par les autorités concernées. Il s’agit d’un ensemble de propositions faites par l’équipe de la Banque mondiale, qui a réalisé cette étude en s’inspirant d’autres expériences similaires faites dans d’autres pays.
L’idée générale consiste à mettre en place une société de management d’actifs, pour gérer l’ensemble des créances impayées.
Parallèlement, une feuille de route sera engagée, avec l’objectif d’identifier les moyens permettant de diversifier l’offre touristique, d’améliorer la qualité au sein des unités hôtelières, de revoir le système d’incitation à l’investissement et celui  de la formation touristique, tout en se basant sur l’ensemble des études qui ont été élaborées sur le secteur.
A ce titre, des consultations nationales et internationales ont été lancées. Plusieurs pays (la France, la Turquie, l’Espagne,…) se sont dit prêts à soutenir la restructuration  du secteur, comme contribution bénévole à la Révolution. Nous avons beaucoup à apprendre de ces pays, en matière de sécurité touristique, de tourisme de gîtes et de chambres d’hôtes, d’hébergement intégré,…

Vous semblez remettre en cause le concept de « zone touristique » !
Le concept de « zone touristique »  est aussi à revoir. C’est aujourd’hui inadmissible de mettre en place, dans les différentes villes, le même concept de  « zone touristique », sans prise en considération aucune des spécificités de chaque région.  Il faut développer un tourisme intégré qui permette une relation de proximité avec la population et respecte la vocation de chaque région. Des mécanismes d’incitation à l’investissement dans ce type de tourisme doivent être mis en place, tout en veillant à ne pas tomber dans les anciens modèles d’incitation qui ont démontré leurs limites.
Nous allons également revoir l’approche promotionnelle qui doit désormais reposer sur l’outil internet mais aussi et surtout sur l’événementiel et les produits d’appels tels que les festivals, les concerts, les expositions, les évènements sportifs,…
Il faut par ailleurs miser sur la formation   (formations métiers, mais aussi en langues et en management…).  
Un énorme travail doit être fait pour passer de « l’hôtellerie » au « tourisme »
Dans d’autres pays à  grande tradition touristique, 20 à 25 % des dépenses des touristes vont vers l’animation  (restaurants, excursions, musées, achats de produits de l’artisanat,…). En Tunisie, les dépenses des touristes en animation ne dépassent pas les 5 % de leurs dépenses globales. C’est très peu. Mais ça peut vouloir dire que c’est dans ces gisements inexploités qu’il faut creuser pour identifier de nouvelles opportunités de recettes touristiques devant valoriser le secteur.
Il y a, aujourd’hui, un consensus sur le diagnostic : l’offre touristique doit être diversifiée (écotourisme, tourisme culturel, tourisme des congrès,…). Le balnéaire lui-même doit être développé et diversifié (plaisance, bien-être, thalassothérapie). Le potentiel est là. Encore faut-il parvenir à l’exploiter en mettant en place les stratégies adéquates.
C’est tout un état d’esprit et une mentalité à faire évoluer pour monter une vraie industrie touristique. À commencer par les petits détails qui feront la différence. Savez-vous qu’en Tunisie, il n’y pas  suffisamment d’indications pour que le touriste puisse se promener dans les villes ?
C’est un travail de longue haleine à engager. Pour ce qui nous concerne, nous avons essayé de nous baser sur toutes les études qui ont été faites auparavant,  en introduisant des  ajustements fins, conjoncturels de quelques indicateurs. Au final, nous avons  fait ressortir un plan d’action sur 2 ans, avec des objectifs clairs.  
J’ajouterai qu’une unité spécifique, qui veillera à la mise en œuvre de ce plan d’action, sera bientôt sur pied. Elle aura toute l’autonomie nécessaire (financière, procédurale,…). Elle intègrera  les professionnels du secteur, l’administration touristique, des experts en la matière et elle assurera la continuité nécessaire à la  transformation du secteur. C’est pour cela que je crois qu’il faut fixer un cap, pour savoir sur quels leviers il convient d’agir.

Depuis longtemps,  notre tourisme souffre d’une image low-cost. Ya-t-il une chance, avec les réformes prévues, d’amorcer une montée en gamme ?
Le tourisme, c’est le secteur qui évolue le plus à l’échelle mondiale. C’est le seul secteur qui enregistre une évolution de 5 à 6 % annuellement. Cette année,  les statistiques avancées par l’Organisation mondiale du tourisme parlent d’un milliard de touristes de par le monde.  Des marchés émergents  tels que la Russie, la Chine, le Brésil,…font le plein.
Les marchés mûrs tels que l’Europe  et les Etats-Unis enregistrent, malgré la crise,  une croissance de 1 à 2 %.  Et c’est énorme en termes de valeur absolue.  La Tunisie doit accompagner la marche et en tirer profit.
Une redéfinition du positionnement touristique de notre pays doit se baser sur l’amélioration de la qualité de services. Pour ce faire, il faut tout d’abord  faire évoluer les normes de qualité. Et c’est un travail que nous avons déjà engagé au sein du ministère.
Par ailleurs,  il faut s’assurer du respect des règles de la bonne gouvernance et bannir toute forme d’arrangement, de combine ou n’importe quel  autre favoritisme. La loi doit être au dessus de tout et s’imposer à tout le monde. S’il faut, pour des raisons évidentes, déclasser un hôtel, nous n’hésiterons plus, quoi qu’il advienne. L’image de marque du secteur, sa notoriété en dépendent.
Mais pour attirer d’autres catégories de touristes, plus fortunés mais plus exigeants, il faut aussi, comme je l’ai déjà dit,  miser sur la diversification du produit touristique. La Tunisie est une excellente vitrine, elle  a un énorme patrimoine. Chaque mètre carré de son territoire est exploitable, touristiquement parlant. Avec le bon produit, la bonne qualité de services, le bon support  de commercialisation, et avec une bonne communication,  on saura élever la valeur ajoutée de la chaîne touristique, nous repositionner sur le haut de gamme et nous ouvrir aux touristes, très attachés à la qualité des prestations des services touristiques.
Les mentalités doivent également changer. Mais pour cela, il faut de la patience, et sans doute aussi beaucoup de passion. Nous devons être attentifs et soucieux de la continuité dans les politiques et les stratégies. Il ne faut surtout pas que chaque fois qu’un responsable arrive aux commandes, il  fasse table rase du travail de ses prédécesseurs et recommence de nouveau.
L’autre facteur que je considère comme primordial, c’est la régionalisation de la gestion du secteur. Le tourisme doit être régionalisé. Chaque région doit développer son propre tourisme et doit pouvoir se vendre séparément des autres.  Il faut qu’il y ait une sorte de concurrence entre les différentes régions. La commercialisation doit suivre et mettre en avant les spécificités de chaque région.
Deux conventions ont été signées avec la Turquie et l’Italie pour intégrer les sites de la Tunisie dans leurs circuits, ce qui est de nature à promouvoir davantage notre patrimoine.

Les professionnels du secteur sont pour la première fois descendus dans la rue pour manifester leur mécontentement. Est-ce que vous comprenez leurs motivations ? Les avez-vous entendus ?
Je comprends tout à fait leurs peurs et leurs craintes. Après deux années de suite de pertes, ils sentent aujourd’hui que leur secteur est menacé par les débordements sécuritaires qui ont eu lieu.
Je les invite à être dans l’action. C’est une conjoncture que nous devons subir ensemble. L’image de notre pays à l’étranger est aujourd’hui ternie. Des efforts doivent être consentis pour proposer au monde la vraie image de la Tunisie. Il faut dire au monde que les quelques salafistes qui ont été derrière les derniers événements, ne représentent pas les Tunisiens ; que, depuis le 14 janvier, 7 millions de touristes ont visité la Tunisie,  2 millions  depuis le début de l’année 2012,  et qu’aucun incident n’a été enregistré.
On n’exclut pas qu’il y a aujourd’hui des gens aux intentions troubles qui se croient responsables de l’ordre public et qui agissent selon des agendas qui leur sont propres. Mais ces gens ne sont qu’une minorité qui n’échappera pas à la loi. Les Tunisiens n’accepteront pas qu’on les fasse  reculer plusieurs siècles en arrière ou qu’on menace leur mode de vie ou leurs sources de revenus, sachant que  12 touristes créent un emploi et qu’1 million de touristes créent 60 mille emplois.

La montée de l’islamisme dans le pays, peut-elle impacter la nature et l’évolution du tourisme tunisien ?
Le tourisme tunisien ne changera pas de physionomie. Au contraire, il va se développer  et je suis convaincu qu’il pourra prendre une part beaucoup plus importante dans le PIB.