Mustapha Ben Jaafar, Président de l’Assemblée nationale constituante, a reçu leJDD.fr à l’ambassade de Tunisie, à Paris. Il était l’invité du gouvernement pour les cérémonies du 14-Juillet, avant la venue mardi en France du président Moncef Marzouki.
Il évoque l’avenir des relations franco-tunisiennes et revient sur l’état de la coalition au pouvoir, dirigée par la formation islamiste Ennahda et marquée par les tensions.


Vous avez participé aux cérémonies du 14-Juillet. Que représente cette invitation?
C’est un geste amical qui apporte une nouvelle preuve de l’intérêt porté par la France à la révolution tunisienne et à sa transition démocratique, qui a son côté critique mais aussi passionnant.

Cette “preuve” était nécessaire, après le froid diplomatique entre les deux pays qui a suivi la révolution tunisienne?
Il fallait tirer un trait sur la politique ambiguë de la France. Nous avions senti un manque de solidarité démocratique. La page est désormais tournée. L’importance des intérêts communs entre les deux pays fait que nous devons aller de l’avant. Nous sommes en train de construire une démocratie naissante et nous aurons besoin de mobiliser tous nos efforts intérieurs, mais aussi des solidarités internationales, en premier lieu celle de la France.

Est-ce l’arrivée de la gauche au pouvoir en France qui a permis de tourner cette nouvelle page?
Certainement. La gauche en France nous ouvre des horizons plus prometteurs. Nous espérons ce renouveau et nous avons confiance en nos amis français en général et socialistes en particulier.

Votre homologue, Claude Bartolone, est natif de Tunisie. Là encore, est-ce un symbole qui compte?
Nous n’y sommes pour rien! Mais effectivement, c’est une touche supplémentaire. Si les socialistes ne l’ont bien sûr pas choisi en fonction de ses origines, ce symbole nous rapproche davantage.

Le président Marzouki se rendra lui aussi en France la semaine prochaine. Concrètement, qu’attend le pouvoir tunisien de la France?
Aujourd’hui, le processus démocratique en Tunisie est, globalement, sur les rails. La menace est de deux natures. Il y a d’abord la possibilité d’un retour des forces du passé. C’est le risque dans toutes les transitions démocratiques. Nous avons peur d’une contre-révolution, qui est toujours possible mais que nous endiguerions. Le second danger est la question sociale : le taux de chômage est élevé, les disparités régionales sont grandes… Mais la Tunisie à elle seule ne peut faire face à ces difficultés. La France, comme d’autres pays amis, peut apporter une contribution en soutenant l’économie tunisienne, en incitant les Français à venir davantage dans notre pays, ou en jouant au sein de l’Europe un rôle particulier pour pousser ses partenaires à nous faire confiance.

Apercevez-vous ces signaux?
Dans les contacts que nous avons, oui. Mais les contributions concrètes ne viennent pas. Or, il y a urgence.

Est-ce que la France n’est pas, pour l’heure, davantage tournée vers l’Union européenne, à tenter de surmonter les crises économiques?
La France ne peut pas être exclusivement tournée vers l’Est. La Méditerranée est presque son espace vital. Mais nous ne pouvons la soustraire de l’Europe. Au contraire, la consolidation de nos relations doit se faire grâce à l’ensemble de l’UE. L’avenir ne peut être une réussite que si l’Allemagne s’intéresse également à la rive sud de la Méditerranée, ce qui semble d’ailleurs être le cas aujourd’hui.

Votre partenaire islamiste au sein de la coalition, Ennahda, a-t-il fait ses preuves?
Oui, l’Ennahda d’il y a 30 ans n’est plus celui d’aujourd’hui. La pratique du pouvoir est un long cheminement. Nous vivons tous un apprentissage de la démocratie, et cela ne concerne pas seulement cette formation. Dans ce nouvel exercice, nous faisons de grand pas chaque jour dans cette recherche du consensus permanent.

Cela n’a pas empêché récemment de vives tensions. La coalition est-elle en danger?
Pas du tout. Les tensions sont parfois amplifiées par les médias tunisiens. Mais même si nous n’avons pas forcément les mêmes appréciations au sein de la coalition, au final, l’intérêt national prévaut. Les crises politiques font partie de la vie démocratique. Cela ne remet pas en cause la troïka (alliance des trois partis au pouvoir). Nous souhaitons même l’élargissement de cette coalition.

La troïka n’est-elle pas déséquilibrée, au profit d’Ennahda?
Forcément, les urnes en ont décidé ainsi. S’il y a des tendances hégémoniques ici où là, il y a un bon esprit qui règne dans ce partenariat. Cela s’améliore même de jour en jour.

La Tunisie prépare sa Constitution. Ennahda souhaite un régime parlementaire, le CPR (centre-gauche) dont est issu le président Marzouki n’y est pas favorable. Quelle est votre opinion?
Sur ce sujet, Ennahda est isolé. Mais je reste optimiste pour que l’on arrive à un compromis, qui je pense tournera autour d’un régime présidentiel mixte. Nous demandons que le chef de l’Etat soit élu au suffrage universel direct et l’exécutif doit être plus équilibré qu’aujourd’hui.

Pourquoi pensez-vous que la position d’Ennahda ne l’emportera pas?
Elle est minoritaire. Nous pourrons éventuellement organiser un référendum pour décider, même si personnellement je ne le souhaite pas. Et il n’est pas sûr que le peuple veuille vraiment d’un régime parlementaire.

La formation islamiste tient jusqu’à dimanche son premier congrès public pour définir sa stratégie. Qu’en retenez-vous?
Il y a un message d’apaisement de sa part. Cette ligne du consensus, défendue par la tête du parti, est majoritaire. Même s’il y a encore un courant radical, il est impensable que la Tunisie puisse revenir à la case départ, avec quelque système dictatorial que ce soit. Ennahda est désormais un parti incontournable de la scène politique nationale.

Des troubles menés par des mouvements salafistes ont eu lieu le mois dernier. L’islamisme radical menace-t-il directement le processus démocratique?
Il ne peut pas le menacer car il est marginal. Mais le danger aujourd’hui est qu’il se mêle avec le banditisme, manipulé par les réseaux de l’ancien régime. C’est un ancien du RCD (le parti de l’ancien président Ben Ali dissous en 2011, Ndlr) qui a exploité ces troubles afin de réveiller les vieux démons. Il a failli embraser le pays.